Dialogues de sourds - L'Autre / Héraclite, Fragments
Une des choses dont il est le plus difficile de parler : le dialogue de sourds*...
Pour fixer le sujet, je l'introduirai par trois citations:
"Si celui qui est en face de moi ne me comprend pas ce n'est pas qu'il est bête, mais parce moi je ne le comprends pas. Quand je l'aurai compris, je saurai me faire comprendre de lui." (Amadou Hampâté Bâ)
"En tout homme, il existe un valet et un fils du roi :
- si vous parlez au valet, c'est le valet qui vous répondra,
- si vous parlez au fils du roi, c'est le fils du roi qui vous répondra" (Vieil adage anglais)
"Les hommes éveillés n'ont qu'un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde" (Heraclite)
L'idée exprimée dans la première citation me semble si essentielle et si peu partagée que l'on est enclin à conclure qu'elle est certes vraie, mais inutile. En effet, qui veut vraiment se faire comprendre ? Il semble que si inconsciemment c'est bien le cas, dans les faits nous sommes plutôt perçus comme désirant nous faire entendre. Qui peut nier qu'il n'attend pas souvent impatiemment le moment de prendre la parole en ne prêtant que peu d'attention au sens de celle de son interlocuteur ? C'est comme si le dialogue était davantage un jeu qu'un moyen de (re-)connaissance mutuelle. Avoir bien dialogué signifierait alors d'avoir joué correctement, dans les règles, sans autre dessein que l'effet agréable d'être réciproquement entendu.
Peut-être aussi l'idée exprimée par cette première citation est-elle tout simplement incohérente. En effet, on peut soupçonner la compréhension d'être intrinsèquement limitée. Une hypothèse suceptibe de l'expliquer serait que l'Individu ou le Moi implique nécessairement un Autre irréductible à la compréhension. Seule resterait alors l'acceptation, maigre consolation, mais grande Idée, si elle aussi ne rencontre pas de limites...
Enfin, si l'idée est vraie et utile, alors « comprendre » doit prendre un sens tout particulier, peut être indéfinissable de façon générale, mais seulement exprimable par le singulier, par la vie elle-même qui est une forme de compréhension de (et dans) son environnement. D'une façon peut-être moins naturaliste, on pourrait dire que comprendre dans ce sens là, ce n'est pas comprendre l'Autre, mais grâce à l'Autre comprendre quelque chose de soi-même, ce qui en soi-même nous fait peur, ce qui en soi-même aime, mais ne l'admet pas. L'autre ne peut en ce sens être compris qu'en acceptant soi-même de se faire autre. Ceci est dangereux, mais vital.
L'idée exprimée par la seconde citation me semble également être une clef essentielle et concrète de mise en dialogue. Plus qu'un effort de compréhension, elle consiste en en attitude spécifique oh combien peu partagée, mais si efficace qu'on s'étonne qu'elle ne fasse pas plus d'adeptes. Là encore sans doute des raisons, des raisons peu avouables... On peut essayer de la formuler ainsi : pourquoi ferais-je un effort, alors que je ne suis pas certain de recevoir quelque chose en retour ? Pourtant, je sais que si on s'adresse à la partie en moi qui est noble, je ne saurais répondre avec véhémence ni vulgarité. Mais pourtant, je ne le fais pas, parce que je doute que les autres en cela soient comme moi. Car s'il en était ainsi je ne supporterais pas l'idée que des gens comme moi partagent un monde si absurde et violent.
Que dire ? Il faut pourtant je crois essayer, sans peut-être y croire, mais juste pour voir...
La dernière idée, celle d'Héraclite est étonnante, car d'une clarté inattendue de la part d'un philosophe réputé si obscur. Pourtant, elle résume parfaitement l'enjeu des questions évoquées si dessus. L'éveil nécessite le fait que les choses n'aient pas de limites strictes, autrement dit, qu'elles soient à la fois une et multiple, personnelles et partagées. Le sens doit circuler au travers de la totalité, sans quoi il divise le monde. Devenir, c'est être déjà potentiellement Autre, potentialité qui pourtant ne s'actualise que par la présence réelle de l'Autre dans lequel il doit se reconnaître comme participant de la même extériorité et par voie de conséquences de la même intériorité, aussi absurde que cela puisse paraître.
M.S
*A titre d'exemple, je me permets de référer à un duel de commentaires assez impressionnant: ici
Un lien en lien avec les questions évoquées ci-dessus